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À quoi bon lire Voltaire, écouter Mozart ou aller voir «Macbeth»?

Photo : © Frédérique Ménard-Aubin.

«Nos politiques culturelles restent actuellement confinées dans des limites fort traditionnelles. Subventionner les créateurs, fort bien. Mais le public est-il une masse informe qu’il suffit de mobiliser par des publicités appropriées? Une politique culturelle ne devrait-elle pas être en premier lieu une politique du partage de la culture?»

Ces paroles, prononcées en 1995, sont celles du sociologue de la culture et philosophe québécois Fernand Dumont. C’était trois ans seulement après l’adoption de la première politique culturelle du Québec, qui visait trois objectifs : contribuer à l’affirmation culturelle québécoise; stimuler la création artistique; et, enfin, favoriser l’accès et la participation de la population à la vie culturelle.

Où en est-on un quart de siècle plus tard?

«Les deux premiers objectifs ont été largement atteints, particulièrement à l’échelle internationale, mais, en ce qui a trait à l’accessibilité à la culture classique, il y a eu peu de progrès», indique André Courchesne, professeur associé à la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux de HEC Montréal.

Son collègue François Colbert et lui ont analysé la question en 2011, à l’occasion du 50e anniversaire de la création du ministère de la Culture du Québec. Toujours pertinente, leur analyse fait le point sur l’objectif de la démocratisation culturelle au Québec et, surtout, en montre les limites.

Fréquentation stagnante

Pour que l’accessibilité à la culture soit considérée à la hausse, deux conditions doivent être remplies : il doit y avoir une augmentation du nombre d’entrées aux manifestations et lieux culturels ainsi qu’un élargissement du bassin de nouveaux spectateurs.

«Les dernières données de l’Observatoire de la culture et des communications font état d’une stagnation de l’achalandage en général, sauf pour ce qui est des musées et des bibliothèques, qui font bonne figure, précise M. Courchesne. Autrement, on observe bon an, mal an une variation positive ou négative de 100 000 entrées sur 7 millions dans les arts de la scène, ce qui est marginal.»

«On a déployé beaucoup de moyens pour rendre les arts accessibles en soutenant la création et en multipliant les lieux de diffusion, mais on a négligé de forger et d’alimenter le bagage culturel minimal requis pour apprécier les œuvres, notamment en ce qui concerne les arts savants ou classiques», déplore quant à lui Michel Duchesneau, professeur de musique à l’Université de Montréal et directeur de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique.

De fait, les secteurs où il y a une hausse de la fréquentation, entre autres du côté des arts de la scène, bénéficieraient d’«un grisonnement des amateurs d’art, un public plus âgé à la retraite», dit André Courchesne.

D’ailleurs, le non-renouvellement du public pour les formes classiques d’art n’est pas l’apanage du Québec. «Seulement de 20 à 30 % de la population canadienne participe assidûment à des activités artistiques», a confié le directeur du Conseil des arts du Canada, Simon Brault, dans une entrevue accordée récemment à la revue Les diplômés de l’UdeM.

Renaud Legoux, professeur en marketing et responsable pédagogique des programmes de gestion des arts à HEC Montréal, apporte un «bémol d’espoir» sur ce point. «Il faut accepter que les gens disparaissent du radar culturel pendant une période, lorsqu’ils construisent leur carrière et élèvent leurs enfants, souligne-t-il. Après avoir exploré les arts dans la vingtaine, ils font une pause et peuvent y réapparaître dans la quarantaine.»

Et, pour la professeure du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM Suzanne Paquet, il n’y a pas que les hausses de fréquentation des arts qui importent. «La pratique amateur d’un art est également importante, et l’on constate qu’il y a un accroissement en matière de peinture, de photographie et possiblement de musique», affirme-t-elle en se basant sur les données de l’enquête sur les pratiques culturelles au Québec en 2009.

L’historienne de l’art note aussi une tendance naturelle à visiter les expositions d’arts visuels et les musées… lorsqu’on joue soi-même les touristes. «La fréquentation ne peut être mesurée que sur la seule foi des entrées québécoises ou canadiennes : quand on visite un autre pays, on a davantage tendance à aller au musée.»

Les enjeux de la numérisation et des communautés culturelles

Un premier enjeu de la démocratisation de la culture consiste à faire entrer les arts au sein des communautés culturelles, qui sont au cœur de «deux fractures : la première se situe sur le plan de la fréquentation – les membres des communautés culturelles assistent très peu aux présentations artistiques – et la deuxième touche leur représentativité, fait remarquer André Courchesne. On ne voit pas ou on ne voit que très peu la diversité culturelle québécoise sur scène».

Un second enjeu, dont la portée est plus large encore, est celui de la numérisation.

D’une part, tant les arts classiques que populaires québécois et canadiens sont soumis à une forte concurrence de la culture populaire américaine, et ce, depuis des décennies. «Et, avec l’avènement de la numérisation des contenus, on assiste à une amplification de la mondialisation des échanges culturels, dont 50 % sont aujourd’hui d’origine américaine», soulève M. Courchesne.

«Dans le domaine du disque, on a cru que l’industrie du numérique allait permettre à toutes les formes musicales de s’exprimer, mais on a oublié que la diffusion passe encore et toujours par de grands distributeurs qui filtrent ce qu’on nous présente, ajoute Michel Duchesneau. Si vous ne connaissez pas un genre musical, ce n’est pas YouTube ou iTunes qui vous le feront découvrir.»

Par ailleurs, M. Courchesne estime que le défi des organismes culturels quant à la numérisation consiste à donner une valeur ajoutée à l’expérience vécue par les spectateurs. «Malgré la présence accrue des technologies de l’information, le public valorise encore la présence physique de l’artiste quitte à payer plus cher, ce qui est une bonne nouvelle, mentionne-t-il. Mais la numérisation doit offrir plus que la simple retransmission d’une pièce, d’un spectacle ou d’une œuvre.»

Un rattrapage à long terme

Sans délaisser l’aide à la production de l’offre culturelle, il importe de mettre en place des stratégies nouvelles pour stimuler la demande et favoriser davantage l’accès de tous les publics aux œuvres et aux manifestations artistiques.

«Ce travail de démocratisation doit s’appuyer sur des démarches qui visent le long terme, surtout auprès des publics des régions, des communautés culturelles et du réseau scolaire québécois, insiste André Courchesne. Il demandera l’établissement de partenariats entre le secteur public et la société civile, et il doit placer l’artiste et l’organisme artistique au centre de ces démarches.»

«Le Conseil des arts du Canada a récemment adopté une politique visant une réappropriation des arts et de la culture par les communautés et les populations : c’est bien, mais le milieu des arts ne pourra y arriver sans l’aide des systèmes d’éducation du pays», conclut Michel Duchesneau.


Pourquoi démocratiser la culture?

«La culture est un condensé de sagesse qui nous vient du passé : bien avant nous, des gens ont fait face à des problèmes semblables aux nôtres, ont réfléchi et ont résolu des conflits de toute nature. La culture nous présente comment ces gens ont trouvé des réponses à leurs questions et le rôle des arts est de transmettre cette sagesse séculaire sous une forme attrayante, en nous apportant un regard qui combine à la fois le passé et le présent.» ‒ André Courchesne.

Article paru dans Le Devoir du 5 juin 2016.

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