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Des policiers évitent d'intervenir de peur d'être filmés!

Plusieurs centaines de chercheurs de l’Université de Montréal participent au 84e congrès de l’Acfas qui se tient jusqu’au 13 mai à l’Université du Québec à Montréal, et qui est une célébration de la recherche en français. Forum rend compte des travaux de certains de ces chercheurs, pour qui le congrès est souvent la première expérience de communication publique.

Devant une situation où ils pourraient être filmés par des passants, des agents de police refusent parfois d’intervenir. Ce phénomène associé à la «sousveillance» du public est de plus en plus courant et a fait l’objet d’une étude de Samuel Tanner, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

«La sousveillance, c’est l’emploi d’un ensemble de technologies afin de montrer et de remettre en question les pratiques policières. Le problème est que le public a peu de connaissances du métier de policier et que les images vues sur YouTube ne reflètent pas toujours la réalité», affirme M. Tanner, qui a voulu savoir si les interactions entre les policiers et la population étaient modifiées ou tout au moins fragilisées par l’usage des caméras vidéos dans les téléphones portables.

De nos jours, explique-t-il, n’importe qui peut filmer avec son cellulaire un incident où des policiers sont amenés à intervenir, puis diffuser les images sur les réseaux sociaux. La population va ensuite se faire une idée de l’intervention à partir seulement d’une petite partie de celle-ci. «Cette nouvelle réalité amène un bouleversement dans la manière de travailler des policiers», signale le professeur Tanner. En collaboration avec un collègue, Michaël Meyer, de l’Université de Lausanne, il a mené en 2013 une enquête ethnographique de quatre mois auprès de divers intervenants d’une grande organisation policière nord-américaine. Les résultats de l’étude ont été présentés le 9 mai au 84eCongrès de l’Acfas.

Dans sa conférence, M. Tanner a rappelé qu’avant l’avènement des nouvelles technologies la police «tenait le gros bout du bâton» en ce qui a trait à la façon dont elle pouvait gérer les situations. Désormais, ce n’est plus le cas. On se souviendra de l’interpellation brutale d’un sans-abri par un policier du Service de police de la Ville de Montréal à l’hiver 2014 qui a été filmée par un individu, diffusée sur YouTube et reprise largement par les médias traditionnels. «La nouvelle donne en matière de visibilité permet à un très grand nombre de gens de surveiller une minorité, indique Samuel Tanner. Dans ce contexte, les organisations policières déploient de plus en plus de ressources pour gérer les impressions produites et réparer les éventuels dommages faits à leur image.»

Dans l’exercice de leurs fonctions, les policiers vivent mal ce qu’ils considèrent comme une discrimination : ils ne peuvent pas enregistrer leurs interventions grâce à des caméras intégrées à leur équipement, alors qu’ils doivent tolérer l’enregistrement de leurs interventions par M. Tout-le-monde. Pour les agents, les bodycams sont pratiques en cas d’allégation de bavure. C’est aussi une façon de prévenir les bévues, car le policier qui se sait surveillé fera preuve de plus de retenue.

Effet FIDO

Selon les données des chercheurs, on semble percevoir de manière unanime un accroissement de la «sousveillance» dans la rue. Si, pour les policiers d’expérience, le fait d’être filmé quasi quotidiennement n’est pas trop dérangeant, ce phénomène serait devenu un élément perturbateur et une source de stress importante pour les jeunes policiers. Leur perspective est associée à une méfiance envers les enregistrements audiovisuels et à une inquiétude quant à leur diffusion. Une telle visibilité engendrerait chez certains policiers une diminution de la confrontation, notamment dans le cas d’arrestations en public. «Le renoncement à intervenir est lié à l’anticipation d’un risque, constate Samuel Tanner. Par exemple, s’il y a trop de personnes sur les lieux d’un incident, les policiers modulent leurs gestes en fonction d’une possibilité de captation et de diffusion par le public.» Cette réaction, connue comme l’«effet FIDO» ‒ pour fuck it, drive on ‒, amène les policiers à poursuivre leur route comme si de rien n’était.

Autres faits saillants. Il y aurait un manque de soutien de l’organisation perçu par les policiers. Confrontés à la «sousveillance», certains s’opposent à l’inaction de l’organisation et à l’absence de consignes et d’une règlementation claire en s’équipant eux-mêmes de caméras. Toutes les questions délicates relatives à la vie privée des individus et à l’archivage des images n’interviennent pas dans leur réflexion. Ces agents voient dans la technologie un moyen de pouvoir, en situation de conflit, rétablir leur crédibilité. «Du point de vue des policiers, se doter de caméras sert à la fois de rappel des règles et leur donne l’assurance de bien paraître aux yeux de la population. Mais ce n’est pas la possibilité d’échapper aux critiques des médias qui importe le plus. Ce qu’ils veulent, c’est être soutenus par leurs supérieurs. Leur avancement professionnel et leur intégrité comptent davantage pour eux», relate le professeur.

Pour faire contrepoids aux caméras de tout un chacun, les services de police songent eux aussi à recourir aux enregistrements vidéos. Des projets pilotes sont en cours dans plusieurs provinces canadiennes.

Devant cet intérêt pour la surveillance technologique, Samuel Tanner retient toutefois son enthousiasme. Car il ne voit pas les caméras comme des solutions miracles à la transparence. Au contraire. «On a observé un effet majeur de la visibilité des policiers sur une dimension centrale de leur travail, à savoir le pouvoir discrétionnaire. Quand il intervient, le policier a désormais moins tendance à faire confiance à sa capacité d’analyse et à son expérience. Il se conforme davantage à ce qui est attendu par le public, réduisant ainsi ce qui fait de lui un professionnel.»

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