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Les milieux d'affaires français n'ont pas été les moteurs de l'indépendance au Maghreb

L'usine de montage des camions Berliet à Rouïba (Alger), 1959. Photo : Fondation Berliet, Lyon (France).

Ce ne sont pas les financiers et hommes d'affaires français qui sont à l'origine de l'accession à l'indépendance de la Tunisie et du Maroc en 1956, puis de l'Algérie en 1962. «Ils ne l'ont ni anticipée ni déclenchée, et ils n'avaient pas de raison économique de la souhaiter.»

C'est la conclusion que tire Samir Saul, professeur au Département d'histoire de l'Université de Montréal, dans un ouvrage volumineux qu'il vient de publier sous le titre Intérêts économiques français et décolonisation de l'Afrique du Nord (1945-1962).

Ce livre constitue une contribution à un débat qui a occupé l'historiographie quant aux causes et agents qui ont le plus influé sur la décolonisation : les mouvements nationaux ou les intérêts économiques des métropoles?

«Depuis les années 80, certains avancent que le capitalisme aurait été le véritable moteur de ces déclarations d'indépendance, à la faveur du cartiérisme – un courant d'idées lancé par le journaliste Raymond Cartier à la fin des années 50 selon lequel les colonies étaient un fardeau économique et empêchaient la modernisation de la France», déclare M. Saul.

Une démarche érudite

Samir Saul a revisité cette analyse en adoptant une démarche érudite, à partir de deux questions qui lui ont servi de fil conducteur : la France a-t-elle favorisé la décolonisation pour des raisons économiques? Et l'évolution des entreprises françaises présentes à la veille des proclamations d'indépendance justifiait-elle leur retrait de l'Afrique du Nord?

L'étude des archives françaises lui a d'abord permis de constater qu'après la Deuxième Guerre mondiale la France désirait réellement sortir ses possessions de l'Afrique du Nord du sous-développement et qu'elle a subventionné leur modernisation et leurs finances publiques.

«La France voulait sortir du pacte colonial voulant que la métropole fournisse les produits manufacturés aux colonies qui, en échange de ses matières premières, n'ont pas le droit de les transformer, poursuit M. Saul. Ce n'était pas un pacte, mais une fiction historique, car c'était les métropoles qui imposaient leurs façons de faire et qui maintenaient le sous-développement.»

En fait, les archives font ressortir que «les responsables français se pressent alors de mettre en œuvre les changements économiques qu'ils peuvent, avant que les courants nationalistes ne les prennent de vitesse et ne retirent, un à un, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie du giron français», écrit M. Saul dans son ouvrage.

Mais il était trop tard.

Des entreprises rentables et diversifiées

Il a découvert, grâce à ses recherches du côté des activités des entreprises, la richesse du tissu économique français en Afrique du Nord. Et la rentabilité des compagnies françaises qui y étaient installées.

Samir Saul. Photo : Amélie Philibert.

«Je savais que l'activité économique était dirigée par le colonisateur, mais j'ai été surpris par l'ampleur des investissements français, et ce, dans tous les domaines, indique Samir Saul. Mais la domination totale des secteurs modernes m'a aussi frappé : le non-partage explique en partie le désir d'indépendance.»

Les états financiers annuels des sociétés ont montré au professeur que la grande majorité d'entre elles ont tiré «des taux de profits remarquables» de 1945 à 1962. Et les années où est survenue l'indépendance ne font pas exception : au Maroc et en Tunisie en 1956, les entreprises ont globalement obtenu un rendement moyen de 22,1 % et de 13,7 % respectivement; en Algérie, il a été de 16,8 % en 1962.

«Certes, les facteurs économiques au sein des sociétés autochtones ont eu une influence sur la montée des nationalismes dans ces trois pays, mais ce ne sont clairement pas les intérêts capitalistes français qui ont voulu qu'ils déclarent leur indépendance», observe Samir Saul.

Relancer le débat sur les proclamations d'indépendance

M. Saul aimerait que le modèle d'analyse qu'il a utilisé serve à d'autres chercheurs qui pourraient mener des études similaires pour l'Afrique subsaharienne et l'Indochine française.

«Par mon livre, j'espère contribuer à alimenter l'intérêt pour l'étude de l'histoire économique, conclut-il. L'histoire matérielle doit prendre sa place dans nos débats mémoriels : je souhaite que le débat soit relancé, notamment en France.»

Martin LaSalle

Samir Saul, Intérêts économiques français et décolonisation de l'Afrique du Nord (1945-1962)collection Publications d'histoire économique et sociale internationale, Genève, Librairie Droz, 2016, 768 pages.

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