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Survivre à la traduction de Darwin

«La traduction comporte des choix qui sont presque toujours discutables. Certains sont linguistiques, d’autres idéologiques», explique Eve-Marie Gendron-Pontbriand qui rédige actuellement une thèse de doctorat sur les traductions françaises de On the Origin of Species à l’Université de Montréal.

Traduire l’œuvre maîtresse de Charles Darwin posant les jalons de la théorie de l’évolution, On the Origin of Species, c’est s’exposer à la critique. La première à s’être proposée pour la version française, en 1862, Clémence Royer, a été traitée de «traîtresse» par la philosophe des sciences Yvette Conry un siècle plus tard. Celle-ci accusait la pauvre traductrice d’avoir «trahi» le texte darwinien.

La traduction de On the Origin of Species soulève de nombreuses questions. Sur quelle édition du livre la traduction est-elle basée? Le traducteur s’est-il replongé dans le contexte scientifique de l’époque ou adapte-t-il le propos aux connaissances actuelles? La terminologie utilisée est-elle celle du XIXe siècle, ou s’agit-il de termes modernes? «La traduction comporte des choix qui sont presque toujours discutables. Certains sont linguistiques, d’autres idéologiques», explique Eve-Marie Gendron-Pontbriand qui rédige actuellement une thèse de doctorat sur les traductions françaises de On the Origin of Species à l’Université de Montréal.

Idéologiques? Sans aucun doute. Prenez par exemple la réception de la théorie darwinienne dans la Russie tsariste du XIXe siècle. Le principe de l’évolution des espèces et celui de la sélection naturelle furent bien reçus par les scientifiques russes de l’époque, explique Mme Gendron-Pontbriand dans son mémoire de maîtrise qui a valu à son auteure la médaille du gouverneur général en 2014. Mais la «lutte pour la vie», décrivant la compétition entre individus pour se nourrir et se reproduire, ne passait pas à Saint-Pétersbourg.

C’est que Darwin était ouvertement influencé par la pensée de l’économiste Thomas Malthus, qui estimait que la croissance démographique est inévitablement limitée par la disponibilité des ressources naturelles. Par conséquent, le naturaliste britannique accordait une grande importance à la surpopulation comme source de conflit et à la compétition intra-espèces dans sa théorie. Or, cette perspective était contraire à l’expérience russe : comment imaginer la surpopulation d’un pays aussi vaste que la Russie? «Les évolutionnistes russes ont donc reformulé la théorie darwinienne en mettant plutôt en valeur la coopération entre membres d’une même espèce. En effet, à leurs yeux, le principe darwinien de la compétition ne s’appliquait qu’à la société victorienne, perçue comme cruellement capitaliste.»

La traduction met donc en relation des visions du monde qui semblent inconciliables.

Traduire, c’est choisir

Dans sa maîtrise, Mme Gendron-Pontbriand a spécifiquement étudié la traduction des métaphores. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur un corpus composé de 55 phrases tirées du quatrième chapitre et de leurs traductions dans quatre des dix versions françaises (le tout totalisant plus de 30 000 mots). «Les traductions françaises gardent en général l’esprit des grandes métaphores», conclut-elle. Pour son doctorat, l’étudiante se penche sur deux autres traductions françaises et analyse un plus grand nombre de paramètres, en l’occurrence ce que la rhétorique classique appelle ethos, pathos et logos. Ces trois termes réfèrent respectivement à la persuasion par la crédibilité de l’orateur, par les sentiments et par le raisonnement.

Son verdict préliminaire est plutôt nuancé. «Une des traductions modifie le ton de Darwin. Le texte, au départ prudent, devient plus affirmé.» C’est-à-dire que dans la version originale, Darwin avait tendance à être très prudent dans ses affirmations. En français, les «I think», «I believe», «It seems to me» tendent à disparaître. Les lecteurs d’expression française ont donc pu retenir que le père de la théorie de l’évolution était plus sûr de lui qu’il ne l’était en réalité…

«Une traduction définitive est impossible. Chaque traducteur fait ses choix qui s’inscrivent dans un courant social et historique», estime la doctorante en citant l’exemple de la traduction des métaphores anthropocentristes qu’utilise le naturaliste anglais et qui demeurent gravées dans notre imaginaire collectif encore de nos jours. Des exemples : «La nature est une personne», «la sélection naturelle est une personne», «la vie, c’est la guerre», «l’écosystème est un pays», «l’évolution, c’est le progrès». De fait, aucun des traducteurs de On the Origin of Species ne traite les métaphores de la même façon.

De nombreux autres pièges guettent les traducteurs de l’ouvrage phare de Darwin : le volume de l’œuvre, le style particulièrement prudent de l’auteur, l’omniprésence de termes techniques, la complexité des notions scientifiques évoquées, etc. «C’est pourquoi les traductions de On the Origin of Species constituent un sujet de recherche aussi intéressant», déclare l’étudiante.

En publiant son célèbre ouvrage en 1859, le naturaliste anglais allait connaître un succès immédiat, de sorte que cinq éditions suivirent. Or, chacune constitue presque une réécriture par rapport à la précédente. On compte 50 000 mots différents (sur environ 200 000) entre la première et la dernière version. À l’époque, il fallait attendre qu’un traducteur se manifeste pour qu’un livre soit lancé dans une autre langue. Pour la version française, c’est Mme Royer qui a obtenu l’appui d’un éditeur français, auquel Darwin lui-même a souscrit.

Le traducteur choisissait la version la plus achevée possible. Voilà pourquoi le livre original ne sera traduit en français que 150 ans après la mort de l’auteur. Il faudra attendre 1992 pour que la première édition trouve enfin sa version française.

Laboratoire de conceptualisation scientifique

C’est par la porte de la science qu’Ève-Marie Gendron-Pontbriand est entrée dans le monde de la traduction et de la terminologie. D’abord formée en microbiologie à l’Université McGill, elle n’en cultive pas moins un profond amour des mots. Alors qu’elle est auxiliaire de recherche dans le laboratoire de Silvia Vidal (Département de génétique, Université McGill), c’est elle qui révise et corrige les articles de ses collègues, même si l’anglais n’est pas sa langue maternelle. Elle s’intéresse aux questions linguistiques dès ce moment-là, au point de délaisser les recherches sur les cytomégalovirus, à propos desquelles elle a déjà publié des articles dans des revues savantes.

Après avoir complété un Diplôme d’études supérieures spécialisées en traduction à l’Université de Montréal, elle se joint au laboratoire de Sylvie Vandaele, professeure au Département de linguistique et de traduction, qui se spécialise dans «l’étude des modes de conceptualisation scientifiques et de leur évolution, plus particulièrement en biomédecine et dans les domaines connexes.» C’est sous sa direction qu’elle rédige son mémoire de maîtrise et qu’elle poursuit actuellement son doctorat.

Assistante à l’édition pour Meta, la plus ancienne revue savante de traductologie au monde, Eve-Marie affirme en riant qu’elle n’aurait pas été la meilleure en science, ni la meilleure en lettres. «Mais comme je suis assez bonne dans les deux, j’ai trouvé mon chemin.»

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