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«Passage supprimé par la censure»

« Passage supprimé par la censure. » C'est la note manuscrite masquant la majeure partie de la première page d'un ouvrage sur Saint-Pierre et Miquelon daté de 1916. Cette pièce fait partie de Mauvaises lectures & beaux livres, l'exposition présentée depuis la semaine dernière au Carrefour des arts et des sciences de l'Université de Montréal.

« La censure existe depuis l'Antiquité, mais elle s'institutionnalise avec l'invention de l'imprimerie, quand l'Église comprend que les idées connaîtront désormais une diffusion plus large et plus rapide », explique à quelques jours du vernissage Francis Gingras, professeur au Département des littératures de langue française de l'UdeM. Durant 18 mois, il a élaboré le concept avec la coordonnatrice des expositions Pauline Pourailly et l'étroite collaboration des bibliothécaires de la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l'Université Normand Trudel et Éric Bouchard.

D'abord motivé par le thème de « l'enfer des bibliothèques » où étaient conservés les livres interdits, M. Gingras a décidé de pousser plus loin sa réflexion après être revenu emballé d'une visite de la Bibliothèque en compagnie de Normand Trudel en quête des ouvrages censurés que possèdent les collections spéciales du campus. Le médiéviste croyait pourtant bien connaître cette bibliothèque du quatrième étage du pavillon Samuel-Bronfman, mais il a été ébloui par ses découvertes. « On a d'authentiques trésors ici », lance-t-il avec l'émotion de l'érudit.

L'Histoire critique du Vieux Testament, de Richard Simon, par exemple, n'aurait jamais dû arriver jusqu'à nous, puisque aussitôt imprimés, en 1678, les 1500 exemplaires sont saisis par ordre d'un précepteur de Louis XIV, Jacques-Bénigne Bossuet. L'ouvrage contient « certaines positions douteuses aux yeux des catholiques et des protestants », comme le mentionne M. Trudel. Le volume présenté est l'un des rares (moins de 10) dans le monde ayant échappé aux flammes.

Novum Testamentum omne, d'Érasme (1522), était également voué à la disparition, car le Vatican place à l'Index, en 1559, toute l'œuvre de ce précurseur des humanistes. Dans l'exemplaire en vitrine, on peut voir clairement la trace de nombreux coups de couteau. Des dessins de nus ont été masqués à l'encre.

Première sortie de groupe

C'est la première fois qu'autant de livressur ce sujet conservés dans l'atmosphère contrôlée des salles font une sortie publique. Les 15 ouvrages allant du 16e au 20e siècle comportent des passages biffés et caviardés; certains portent des marques physiques de l'intransigeance des censeurs. On a aussi joint des éditions originales de mandements prescrivant autodafés et mises à l'Index.

M. Gingras montre un procès-verbal de la 203e réunion de la Commission des études de l'Université de Montréal, tenue le 1er février 1951 et précisant la procédure « relative à certains ouvrages de psychologie anormale, aussi bien qu'aux ouvrages de philosophie, de sociologie ou de politique, qui pourraient contenir des idées subversives ». Ces livres doivent être gardés sous clé dans des sections spéciales de la Bibliothèque et être réservés aux étudiants de l'École d'hygiène et des départements de psychologie et de médecine.

Des autorisations spéciales sont parfois accordées aux étudiants qui en font la demande. Elles sont données par le recteur lui-même, Olivier Maurault, et signées par le secrétaire de faculté. Deux facsimilés en témoignent, permettant aux étudiants de lire Émile Zola, Anatole France et Honoré de Balzac. Nous sommes un siècle après la mort de Balzac.

Autre pièce de résistance de cette exposition qu'on peut visiter gratuitement jusqu'au 14 novembre : une installation interactive permet d'expérimenter la censure de textes érotiques. En pénétrant dans une espèce d'isoloir, le visiteur se trouve devant un grand livre aux pages blanches qu'il tourne pour activer la détection de mouvement. Il voit alors défiler des textes dont des extraits disparaissent sous ses yeux. Lucie Bélanger, coconceptrice, a adapté ce prototype à partir d'un concept né à Muséomix Québec l'an dernier. Dominic Thibault en a assuré la réalisation sonore. Tous deux sont diplômés de l'Université de Montréal, respectivement en informatique (Faculté des arts et des sciences) et en composition (Faculté de musique). « Nous avons estimé important d'intégrer un volet relatif à l'érotisme dans une exposition sur la censure », mentionne Mme Pourailly.

Autour de la censure

Autodafé signifie « acte de foi », rappelle Francis Gingras dans une vidéo diffusée sur place (signée Maxime Pelletier-Huot, étudiant à la maîtrise en études cinématographiques). C'est donc pour préserver la morale religieuse dominante qu'on détruisait les livres. La censure politique existe aussi; les nazis ont brûlé des milliers d'ouvrages jugés séditieux. Et, dans l'exemple de Saint-Pierre et Miquelon, présenté plus haut, on désirait empêcher l'auteur, Daniel Gauvain, de mettre en doute l'idée que les îles appartenaient à la France. La Première Guerre mondiale fait alors rage.

Aujourd'hui, la liberté d'expression est une valeur fondamentale reconnue par plusieurs constitutions. Mais la censure n'a pas disparu. On sait que des écoles américaines refusent de faire lire De l'origine des espèces, de Charles Darwin, sous prétexte que la théorie qui y est exposée contredit le créationnisme, poursuit le professeur.

Plus près de nous subsiste une censure économique. « Je pense au livre Noir Canada, d'Alain Denault, sur l'industrie minière. Aux prises avec une poursuite-bâillon de 11 M$, l'éditeur, Écosociété, a dû retirer les exemplaires des librairies. »

Sur l'exposition se grefferont des activités liées au thème. Un débat sur les formes modernes de la censure est dans les plans ainsi que des projections de long métrages ayant été censurés.

Mathieu-Robert Sauvé

 

Mauvaises lectures & beaux livres, Carrefour des arts et des sciences, pavillon Lionel-Groulx, local C-2081. Entrée libre, du lundi au vendredi de 9 h à 17 h. Jusqu'au 14 novembre.

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