La professeure Micheline Cambron propose ce texte qui revient sur la vie d’Antonine Maillet, son passage au Département des littératures de langue française et l’influence qu’elle a eue dans sa vie de jeune étudiante.
À la mémoire d'Antonine Maillet
La communauté littéraire dont fait partie le Département des littératures de langue française de l'Université de Montréal est en deuil : Antonine Maillet nous a quittés. Les liens d'Antonine Maillet avec notre Département se sont déployés sur plus de sept décennies. Devenue étudiante en 1961 à la Faculté des lettres de l'Université de Montréal (de laquelle naîtra le Département d'études françaises, devenu depuis 2008 le Département des littératures de langue française), Antonine Maillet y a obtenu une licence en lettres, puis un diplôme de maîtrise. Elle a raconté avoir croisé là, durant ses études, Stéphane Venne et Denys Arcand1 — peut-être même la voit-on parmi les figurantes du film Seul ou avec d'autres (Arcand, Héroux, Venne, 1961). Son mémoire portait sur Anne Hébert et elle était alors dirigée par le père Ernest Gagnon dont elle parlera toujours avec émotion. Après avoir soutenu en 1970 sa thèse de doctorat à l'Université Laval, Rabelais et les traditions populaires en Acadie (publiée aux Presses de l’Université Laval en 1971), sous la direction de Luc Lacoursière, elle fait des détours par Paris et par Moncton, écrit La Sagouine, présentée en lecture publique au Centre d'essai des auteurs dramatiques (CEAD) le 20 février 1971, puis mise en scène à Moncton le 24 novembre 1971 et publiée chez Leméac. Elle verra enfin sa pièce jouée à Montréal le lundi 9 octobre 1972, alors qu'elle inaugure « Les Soirées expérimentales au Théâtre du Rideau Vert », une initiative des directrices visant à accueillir sur leur scène, les soirs de relâche, de jeunes artistes inconnus2. Ce fut un triomphe ! « J'avais compris ce soir-là que s'était produit un événement historique, dira Antonine Maillet. C'était de faire rentrer l'Acadie dans sa vraie place au Canada, c'est-à-dire dans la francophonie de l'Amérique du Nord3».
Redevenue tout à fait Montréalaise, Antonine Maillet donna un cours intitulé « Littérature orale » au Département d'études françaises à l'automne 1973. Sa réputation attira d'assez nombreux étudiants : le programme du cours sortait des sentiers battus. J'y étais inscrite et je me souviens qu'elle nous démontrait que Rabelais et nous habitions la même langue ! En équilibre entre des perspectives ethnographiques — elle parlait avec éloquence du caractère vivant des traditions dans la littérature orale — et un fascinant « défrichetage », comme elle disait, de la langue et des œuvres de Rabelais, elle nous ouvrait des horizons insoupçonnés. On n'en parlait pas qu'au Département d'études françaises. Phi Zéro,la revue des étudiants de philosophie de l'UdeM accueillit en décembre 1973, dans les pages d'un numéro sur le langage, un entretien intitulé « Rencontre avec la vie4 » entre Antonine Maillet et trois étudiant.e.s — deux de philosophie, Pierre-Paul Bleau et Lorraine Lamoureux, et une d'études françaises, moi, qui l'avais sollicitée pour le plus grand bonheur de mes deux co-interviewers.
Ma rencontre avec Antonine Maillet fut déterminante. L'ouverture au monde du conte infléchit le choix de mon sujet de mémoire, sur le conte écrit québécois, et me permit de faire partie de l'équipe de Jeanne Demers et Lise Gauvin, qui pilotaient alors un important projet de recherche sur le conte, le premier subventionné au Département (!). Plus encore, elle soutint ma candidature pour une bourse de maîtrise.
Antonine Maillet conserva après son enseignement des liens avec le Département. En 1976 parut un numéro de la revue Études françaises intitulé Conte oral, conte écrit, dirigé par Jeanne Demers et Lise Gauvin. Antonine Maillet fut invitée à y publier un essai intitulé « Mon pays est un conte », véritable profession de foi à l'endroit du conte et du partage des mots qui permettent aux humains de faire société :
Je ne vois pas [...] pourquoi je me casserais la tête à tenter de résoudre les difficultés d'écriture du conte. Mes ancêtres ont résolu le problème pour moi. Ils m'ont appris à entendre, sentir et parler. Mais parler avec les mots qu'ils m'ont eux-mêmes mis dans la gorge; sentir avec la peau salée par trois siècles de nordet; et entendre, enfin ! entendre les horrifiques, drolatiques et adorables histoires des chroniqueux-sorciers-bootleggers-navigueux-défricheteux-de-parenté que je réinvente dans mes livres et que j'appelle tantôt Don l'Orignal, tantôt Mariaagélas, tantôt Sullivan, Sarah Bidoche ou la Sagouine. Ces personnages et leurs aventures ne sont pas nés de moi; ils se tenaient entre le vent et la mer, quelque part au fond des reins de chaque conteur de mes aïeux. Ceux-ci sont les seuls en droit de me demander des comptes5.
Sa présence au Département se poursuivit discrètement, lors de rencontres, mais aussi sur le plan académique. Le premier mémoire portant sur son œuvre fut soutenu en 1977 (à l'époque, il y avait soutenance pour les mémoires), par Thomas Michaud, dirigé par Léopold LeBlanc6, et la première thèse fut soutenue en 1994 par Denis Bourque, dirigé par Jean-Cléo Godin7, un fan de la première heure, lui qui était né à Petit-Rocher. Cette soutenance de thèse rassembla un public nombreux et enthousiaste : plusieurs personnes s'étaient déplacées depuis l'Acadie et Antonine était présente.
En 2001, après le prix Goucourt (en 1979) et de nombreux autres honneurs, Antonine Maillet reçut un doctorat honoris causa de l'Université de Montréal, des mains de Jean-Cléo Godin, grand admirateur de son œuvre. J'ai toujours pensé que c'était lui qui était à l'origine de l'invitation qui lui avait été faite en 1973, mais Antonine ne manquait pas de supporters au Département d'études françaises. Elle continua à fréquenter occasionnellement le Département et le Centre d'études québécoises (CÉTUQ), puis le Centre de recherche sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et accepta à quelques reprises de se livrer au jeu de l'entretien public, en particulier en 2019, avec Francis Gingras dans un séminaire d'été intitulé « Habiter le territoire » auquel furent invités étudiant.e.s et diplômé.e.s du Département. Généreuse, Antonine se confia durant plus d'une heure, pour le plus grand plaisir de toutes et tous.
Le Département des littératures de langue française tient, au nom de sa communauté, à offrir aux proches d'Antonine Maillet, à ses lecteurs et lectrices et à ses spectateurs et spectatrices ses plus sincères condoléances. Heureusement ses textes nous restent. À travers eux sa voix nous parle.
Micheline Cambron
Au nom du Département des littératures de langue française
[1] Martin Lasalle, Les diplômés, « Antonine Maillet, conteuse éternelle », Automne 2019, p. 32.
[2] Pierre Lavoie, « Une révolution pas tranquille », Le Théâtre du Rideau Vert : un premier rôle dans l’histoire, Les Éditions de l'Homme, 2023, p. 158.
[3] Ibidem, p. 158-59.
[4] Phi Zéro, vol 2, no 2, décembre 1973
[5] Antonine Maillet, « Mon pays est un conte », Conte oral, conte écrit, Études françaises, vol. 12, nos 1-2, p. 83.
[6] Mont Allison University, Auteures acadiennes/Acadian Women's (life) Writing , « Antonine Maillet, Sources secondaires » »https://www.mta.ca/awlw/maillet_antonine_etudesgenerales.htm
[7] Ibidem.